Comprendre la querelle entre Cambodge et Thaïlande

Comprendre la querelle entre Cambodge et Thaïlande

by Yves-Marie Debois Brunet

Pourquoi enseigner la politique en école de management ?

Toutes les écoles de management, par-delà les spécialités qui y sont étudiées –
marketing, gestion, ressources humaines, développement durable, santé ou autres – toutes
prévoient dans leur tronc commun des cours touchant les idées politiques, que ce soit leur
histoire ou leur science. Paradoxalement, pourrait-on dire, ce ne sont pas les instituts d’études
politiques
qui les dispensent : on y enseigne l’administration des hommes, mais pas leur
management.

Pourquoi, donc, l’enseigne-t-on dans nos écoles ? Pour mieux comprendre le monde, les
événements, les arrière-pensées, les toiles de fond. C’est le cas, ces jours-ci, de la querelle armée
qui oppose la Thaïlande au Cambodge à propos d’un territoire frontalier.

Quand l’histoire coloniale explique les tensions actuelles

Les journalistes, qui n’ont pas été formés dans nos écoles de management, se contentent de dire
que l’origine de cette querelle vient d’un tracé de frontière dessiné par la France quand elle s’est
installée en « Indochine », un ensemble de plusieurs royaumes aujourd’hui répartis en trois États :
Cambodge, Laos et Vietnam. Et de se contenter de rappeler le temps des colonies européennes,
aujourd’hui décrié en Europe même, ce qui permet de sous-entendre que, s’il y a un litige frontalier,
c’est à cause de la France.

Or, les choses sont plus compliquées que cela. D’abord, ce n’est pas seulement la France, mais aussi
la Grande-Bretagne, alors présente dans son vaste empire des Indes, qui ont imposé à la
Thaïlande (jadis le Siam) des frontières qu’elle aurait voulu plus étirées : à l’est, c’était la France,
mais à l’ouest, la Grande-Bretagne a rogné sur la péninsule de Malaisie, au profit de la future
Birmanie, mais que le Siam aurait voulu annexer pour lui tout seul.

La longue durée des conflits territoriaux

Et ceci nous fait comprendre un phénomène de science politique que beaucoup ignorent. La plupart
des commentateurs imaginent qu’un empirecolonial ou autre – ne peut être que le fruit d’une
conquête. On pense à Alexandre s’emparant de l’Empire perse, à César conquérant les Gaules, à
Gengis Khan l’Asie etc. Mais l’impérialisme peut être également le fruit d’un accord de protection à la
demande d’une puissance faible menacée par un voisin fort. On pense à Marseille, cité grecque
appelant Rome à son aide pour la sauver des Celto-Ligures ; à la Hongrie se jetant dans les bras des
Habsbourg pour échapper aux mâchoires de l’Empire ottoman ; au Tonkin réclamant la protection de la
France
contre les appétits de la Chine ; et ici, au Cambodge – mais aussi le Laos – qui appellent au
secours contre l’expansionnisme du Siam.

En vérité, sans l’intervention française, le destin du Cambodge était de se dissoudre dans le
royaume du Siam, pour une raison simple : leurs histoires, leurs cultures sont mélangées. La plus
ancienne est la cambodgienne : à l’origine, l’Empire khmer, depuis sa capitale Angkor, englobait le
Siam, un peu comme les Mèdes dominaient les Perses.

Ce n’est vraiment qu’au XIIe siècle que les tribus thaïs commencèrent à secouer la tutelle khmère,
avec l’apparition au siècle suivant du royaume de Sukhothaï. Puis, peu à peu, mais plus lentement que
dans le renversement du rapport des forces entre Mèdes et Perses, les Thaïs ont gagné en puissance,
au point de vassaliser les royaumes voisins, dont le Cambodge.

Ce sont l’Angleterre et la France qui, à partir du XIXe siècle, ont rendu leur liberté à ces pays, en
leur offrant leur protection. Ce qui impressionne ici, c’est qu’après soixante-dix ans d’indépendance de
ces protectorats, il semble que certains litiges territoriaux ne soient pas tous réglés : c’est une
illustration du fait que l’histoire, et aussi les mentalités, s’inscrivent sur une longue durée excédant
la durée de vie d’un seul homme, a fortiori la chronique aussi fébrile qu’éphémère d’un
commentateur de presse.